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10ème Dimanche après la Pentecôte

Commenter l’évangile du pharisien et du publicain, c’est presque un exercice de style tant la conclusion nous est familière. Mais justement, ce qui m’intrigue, c’est que l’on va un peu trop vite au-devant de la conclusion qu’en tire Jésus. Il y a des paroles ou des attitudes de Jésus qui n’entraînent pas aussi vite notre adhésion. Ce sont les « paroles de la croix » pour reprendre l’expression de Paul. Alors pourquoi adhérons-nous si facilement à la leçon de la parabole du publicain et du pharisien ? Serait-ce que nous nous retrouvons vraiment très bien dans le personnage du publicain ? De ce pécheur public qui retourne justifié chez lui, alors que le pharisien qui, lui, fait des efforts n’est pas justifié ? Consciemment ou non, le chrétien moderne, que nous sommes aussi, se satisfait du dénouement de la parabole. Cela lui paraît encourager sa  médiocrité. Il se sait pécheur. Il ne s’en cache d’ailleurs pas trop dans cette société qui se veut transparente à tout. Il affirme sa liberté, croit-il, en prenant des distances avec l’Église ou l’évangile. Bref, il est un pécheur public. Il suit le Christ, mais à distance, selon un itinéraire adapté à ses désirs. Il ne fait pas trop d’efforts pour annoncer l’évangile en paroles et en actes. Il y a une certaine élégance d’esthète à ne pas se donner tout entier. Bref, il est un dilettante. Un mercenaire et non un serviteur. Il se sait pécheur. Il en prend parti. Il vit une sorte de pacte de non agression avec la tiédeur et le péché. A chacun, Dieu et le péché, sa zone d’influence en lui.

Le pharisien, lui, est d’une autre trempe, et du coup, il dérange. Il prend la religion au sérieux. Il est prêt à tout risquer pour Dieu. Il met son honneur à servir Dieu. Le pharisien, c’est le type d’homme qui fascine les gens qui ont du caractère. Au fond, on est bien content qu’il se fasse remettre à sa place par Jésus. Les gens qui nous dépassent par leur zèle finissent par nous agacer : ils remettent en cause notre tiédeur. Jésus remet en place le pharisien. Et à juste titre car le propre des gens zélés, c’est parfois de se rendre odieux, insupportables par leur morgue. Or cela, Jésus ne peut l’accepter. Lui qui est rigoureusement sans péché, il ne s’enorgueillit jamais de sa sainteté. Au contraire, il se fait « doux et humble de cœur », serviteur de tous. Jésus supporte d’autant moins l’attitude orgueilleuse des pharisiens qu’il est très proche d’eux. Qui aime bien châtie bien. Les pharisiens doivent former une élite, mais une élite de serviteurs. Cela ne signifie pas a contrario que Jésus canonise les publicains. Le publicain ne rentre justifié chez lui que parce qu’il se reconnaît pécheur. Mais cela suffit-il pour être justifié ? Si on reconnaît vraiment son péché, cela signifie qu’on a pris conscience que l’on a blessé quelqu’un. Et dès lors, on va chercher à changer sa vie. Ressentir la brûlure du péché commis, c’est aussi normalement le premier pas d’une démarche de conversion. On ne peut se satisfaire d’être pécheur pardonné, il faut devenir un pécheur transformé en commençant par être un pécheur repentant. Il faut répondre à l’amour par l’amour.

Jésus devait avoir des situations concrètes en tête lorsqu’il a dit cette parabole. Regardons d’abord du côté des publicains. Voici par exemple Lévi assis à sa table de publicain, collecteur de taxes au service de la puissance occupante de l’époque. Un regard de Jésus et le voici retourné. Il se met à la suite du Maître et devient l’un des Douze. Lévi ne se satisfait pas d’être pardonné par Jésus. Il comprend qu’il doit changer de vie. Pensons encore à l’histoire de cet autre publicain, Zachée, qui lui ira jusqu’à rendre le quadruple de ce qu’il a extorqué. Pensons encore à Marie de Magdala, et à tant d’autres. La parole du pardon fera d’eux des êtres nouveaux, même s’il y faudra peut-être un peu de temps, mais en tout cas ils ne seront plus des pécheurs publics, c’est-à-dire des pécheurs invoquant complaisamment les nécessités et les circonstances du moment pour demeurer dans le péché. Car, vous le savez, on peut regretter son péché et ne rien faire pour en sortir.

Regardons maintenant du côté des pharisiens. L’épître nous en offre un magnifique exemple, comme toujours : Paul. Ecoutons-le se présenter dans la lettre aux Philippiens : « J’ai des raisons d’avoir confiance en moi-même. Si un autre croit pouvoir se confier en lui-même, je le peux davantage, moi : circoncis le huitième jour, de la race d’Israël, de la tribu de Benjamin, Hébreu fils d’Hébreux ; pour la loi, pharisien ; pour le zèle, persécuteur de l’Église ; pour la justice qu’on trouve dans la loi, devenu irréprochable » (Ph 3,4-6). C’est d’un homme pareil que Jésus va faire le plus grand des missionnaires de l’évangile, l’apôtre des nations païennes, celui sans qui nous en serions encore à cueillir du gui sur les chênes de nos forêts ou à fêter Halloween.

Revenons à notre texte et essayons de ne pas nous leurrer. Le publicain n’est justifié que parce qu’il a pris conscience de son péché et qu’il a résolu dans son cœur de changer de vie. Sommes-nous si sûrs de lui ressembler ? N’accablons pas trop vite le pharisien. Ce que Jésus lui reproche n’est pas ce qu’il fait. Sur ce point, nous ferions peut-être mieux de l’imiter. Il pratique sa foi avec zèle. Un exemple ? Il paie la dîme non seulement sur la récolte, ce qui est prescrit par la loi, mais aussi sur la moindre denrée (le fenouil et la rue), dîme qui est versée au Temple pour l’entretien du culte et le soutien des pauvres. L’Église demande timidement qu’on donne 1 ou 2 % de ses revenus, et qui le fait ? Ce que Jésus lui reproche, c’est de s’enorgueillir de ses bonnes œuvres. Il a beau rendre grâces, reconnaître que cette justice lui vient de Dieu, il se l’attribue quand même. N’oublions pas qu’avant d’être des justes, nous sommes des justifiés, qu’avant d’être gracieux, nous sommes graciés. Mais attention : en nous identifiant un peu rapidement au publicain, ne tombons-nous pas dans le même piège, celui du pharisaïsme ? Celui de se prévaloir de l’absence de bonnes œuvres, une absence de bonnes œuvres qui serait censée plaire à Dieu parce qu’elle rimerait avec l’humilité. C’est une attitude pire car hypocrite. Si Dieu pardonne au pécheur, il ne se satisfait pas du péché. Ce que demande Jésus, « c’est de faire ceci sans omettre cela », c’est-à-dire d’être humble sans rester inactif. Et que l’on ne cite pas ici Thérèse de l’Enfant-Jésus. Thérèse a parlé de paraître devant Dieu les mains vides. Mais cela au nom d’un véritable réalisme théologique et non en vertu de la paresse, elle qui disait n’avoir jamais perdu une occasion en toute sa vie de plaire à Dieu. Thérèse est tout le contraire de Madame Guyon et de son quiétisme.

Que notre prétendue humilité ne soit donc pas un prétexte à la médiocrité. Que notre activité ne soit pas un prétexte à l’orgueil. Paul, foudroyé par le Christ ressuscité, nous met en garde : « Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? » Mais cette expérience inouïe de la miséricorde de Dieu ne l’a pas paralysé pour autant. Au contraire, elle a décuplé son zèle, dans un élan de reconnaissance éperdue, jusqu’à aller rendre témoignage à Rome, capitale de l’Empire, et ce jusqu’au sang. Ne nous satisfaisons donc pas de la médiocrité des publicains ; ne nous enorgueillissons pas non plus à la manière des pharisiens, prompts à mépriser les autres. Ayons le cran et l’humilité de Paul ou de Thérèse. C’est lorsque je me reconnais faible devant Dieu que je suis fort, car c’est la force de Dieu qui resplendit alors dans ma faiblesse. En me dépossédant de moi-même – ce qui est tout un travail – je lui laisse toute latitude pour faire de moi l’instrument de choix que je ne saurais être par moi-même et dont il a cependant besoin pour que l’évangile soit annoncé.

9ème Dimanche après la Pentecôte 2019

« Alors que Jésus approchait de Jérusalem, voyant la ville, il pleura sur elle ». Au vu de la déconstruction anthropologique qui menace notre pays, je n’ai pu m’empêcher de penser que le Christ ne ferait pas autre chose aujourd’hui sur nous et, plus largement, sur notre civilisation occidentale. Dieu pleure sur l’Occident parce que ces terres abreuvées du sang des martyrs, cultivées par le labeur des saints, transfigurées par le génie de multiples chrétientés, deviennent de plus en plus des terres désolées, brûlées par l’apostasie de ceux qui se veulent autonomes au point de congédier Dieu de l’ordre de l’univers et de la société, de la raison et du cœur de l’homme.

La prophétie du Christ se réalise aussi pour nos sociétés. Mais à la différence de Jérusalem dont le temple fut incendié en 70 et la ville rasée en 135 par les légions romaines, nos ennemis ne sont plus seulement extérieurs, ils sont intérieurs, et c’est la raison et le cœur malades de nos contemporains. Probablement manipulés par l’Ennemi par excellence, « homicide et mensonger dès l’origine ». Animés par une rage suicidaire, nos contemporains s’acharnent à détruire leur propre cité. Marqués par le nihilisme, leurs élites déconstruisent systématiquement ce qu’il a fallu des siècles, voire des millénaires pour édifier, à partir de Jérusalem, d’Athènes et de Rome, mais aussi des forêts et des steppes celtes, germaniques ou slaves. C’est la haine suicidaire de celui qui refuse de se concevoir comme héritier, de devoir dépendre d’un autre, en l’occurrence de nos ancêtres, tant au temporel qu’au spirituel. Dans le fond, c’est le refus de l’amour; et c’est pourquoi c’est une entreprise diabolique.

Ce à quoi nous assistons sous les coups de boutoir successifs législatifs de ces dernières décennies, à commencer par la dépénalisation de l’avortement et le divorce pour tous de 1975, constitue un véritable démantèlement de notre civilisation chrétienne. Par refus de connaître « le temps où Dieu t’a visitée », selon les paroles du Christ rapportées par S. Luc. Car Dieu nous a visités et ne cesse de le faire : « il a habité parmi nous » et cette présence se continue dans son Église. La présence tutélaire de Dieu dans nos sociétés se donne à voir dans nos églises, elles qui introduisent la verticalité de la transcendance dans l’horizontalité de nos villes bien vite tentées autrement de s’enfermer dans leurs activités temporelles. Ces églises d’ailleurs que l’on commence à abattre ici ou là. A vrai dire mieux vaut les voir par terre que transformées en mosquées comme en Orient ou en galeries commerciales comme dans certains pays d’Occident. Mais le résultat est le même : on cherche à chasser le Christ de nos villes, à éliminer Dieu de nos sociétés.

Cette déconstruction systématique d’une civilisation n’est pas anodine. Un jour viendra où privée de ce vinculum substantiale qu’est la présence de Dieu, la société s’effondrera avec fracas. Et là ce ne seront plus seulement les valeurs qui crouleront mais nos propres institutions, nos cités, dans tout ce qu’elles ont aussi de matériel. Car sans le lien de la charité, qui est surnaturelle, l’homme redevient un loup pour l’homme. Chasser Dieu, c’est récolter la guerre de tous contre tous. Au sens du sacrifice stimulé par la charité succédera l’avidité nourrie par l’égoïsme, le subjectivisme, l’hédonisme. Nos sociétés deviendront des « cavernes de voleurs » avant de se transformer en champs de décombres et en charniers à ciel ouvert. « Sans moi, vous ne pouvez tenir », dit le Seigneur par la bouche d’Isaïe.

Je finirai par une note teintée d’espérance. Jésus s’est saisi d’un fouet et a chassé les marchands du temple. Il a visité la cité en restaurant la dignité de son temple, du lieu où Dieu habite au milieu de son peuple. C’est en rétablissant d’abord la place de Dieu dans l’ordre social que l’on contribuera à relever les ruines de notre cité, que l’on démasquera l’ennemi à l’œuvre dans les institutions politiques et économiques, là où s’agitent nos prétendues élites. La France doit se réveiller et se relever, et avec elle l’Europe, pour faire face aux défis que d’autres civilisations plus frustes nous jettent déjà. En évoquant cette nécessaire purification, je pense aux images terribles du  prophète Ezéchiel (ch. 9) où les anges exterminateurs frappent, en commençant par le temple, dans toute la cité, n’épargnant que ceux qui portent sur leur front la marque du Seigneur. Travaillons en sorte d’être reconnus comme porteurs du signe du salut ! Notre monde saura-t-il reconnaître, alors qu’il en est encore temps, le moment de sa visitation, la venue continuelle du Christ dans son Église, avant qu’il vienne enfin dans sa gloire comme Juge universel ?

Ce défi c’est aussi le nôtre, car veilleurs sur les remparts de la cité, nous sommes ceux qui guettons la venue de l’envoyé de Dieu, ceux qui devons le reconnaître et l’introduire pour qu’il procède à la régénération d’un régime qui, enfermé dans sa morgue de prétendu libéré, brise comme un enfant dément (nietzschéen) l’œuvre des générations…

19 ème Dimanche ordinaire Année C

Comme dimanche dernier, Jésus nous invite à nous « faire une bourse qui ne s’use pas », à nous détacher des biens de ce monde, de tout ce qui est éphémère, afin de nous attacher, avec passion, à ce royaume qu’il est venu instaurer. Et c’est pourquoi il nous invite, avec insistance, à veiller. Et comment ? En nous mettant dès maintenant au service de ce royaume, dans l’attente de son avènement, au jour où le Maître reviendra. Cette attente, cet état de veille, c’est ce que nous appelons la foi. En effet, « la foi est le moyen de posséder déjà ce qu’on espère, et de connaître des réalités qu’on ne voit pas », dit l’auteur de l’épître aux Hébreux dans la 2e lecture. La foi nous fait déjà goûter ce royaume dont nous attendons la pleine manifestation. Mais « c’est de nuit », comme dirait S. Jean de la Croix. La foi a un seul objet : c’est Dieu. Elle nous donne réellement Dieu. Par la foi, donc, nous possédons Dieu. Mais nous le possédons comme ne le possédant pas. Car Dieu est toujours au-delà des idées que nous pouvons nous en faire ou des sentiments que nous éprouvons quand nous nous tournons vers lui. Dieu est Esprit et seul notre esprit peut en faire l’expérience. Mais seulement voilà : nous sommes terriblement attachés à ce qui est matériel et sensible. La plus grande partie de notre énergie est consacrée à l’acquisition de tels biens. Biens qui nous sécurisent parce que nous pouvons les comptabiliser, en faire le tour : ils nous donnent l’illusion de la solidité, de la pérennité. Ils sont comme une assurance contre cette mort que nous redoutons, ce moment où il nous faudra tout lâcher, non seulement le superflu mais aussi le nécessaire. La mort, disait l’écrivain allemand Ernst Jünger, qui avait connu les champs de bataille de la 1re Guerre mondiale, c’est « l’amputation totale ». Nous sommes à ce point désireux de nous prémunir contre cet angoissant inconnu qu’est la mort que nous parvenons même à « matérialiser » les biens spirituels pour les « stocker » dans nos « greniers spirituels » : souvenons-nous de l’évangile de dimanche dernier.

La foi, d’attitude vis-à-vis d’une personne – Dieu, en l’occurrence –, devient un bien à posséder. Elle devient une richesse dont on s’enorgueillit et dont on relève l’absence ou l’imperfection chez les autres avec une pointe de condescendance. Au lieu d’être cette ouverture du cœur sur laquelle, au témoignage de l’Ecriture, les patriarches ont risqué leur existence nous risquons d’en faire un catalogue de vérités plus ou moins étranges – fantaisistes diront certains – auxquelles il convient d’adhérer comme on adhère à une idéologie ou au programme d’un parti. Il est vrai que la foi n’est pas qu’une ouverture béante, sans contenu. Elle est aussi un enseignement, articulé, mis en forme par ceux que le Christ a précisément institués pour être les gardiens du « dépôt ». Les dogmes ne sont pas l’objet de la foi, ils en sont le moyen. Ce qui est visé au travers de la foi, par le moyen des dogmes, c’est le « Dieu de Jésus-Christ, et non celui des philosophes et des savants ». Les dogmes, dit S. Jean de la Croix, sont comme le « reflet argenté » (visible) d’eaux cristallines (invisibles) dont la profondeur est insondable. C’est à un « plongeon » (initié au baptême !) que nous sommes invités en croyant, en mettant notre foi en Dieu. Nous filerons vers ces profondeurs obscures et pourtant plus lumineuses que le ciel. Mais cela suppose tout le contraire de l’attitude décrite précédemment. Plonger dans l’acte de foi, cela revient à s’exposer, à prendre des risques, à s’abandonner. Comme David qui se défait de la cuirasse de Saül pour aller affronter Goliath. Croire est un processus par lequel on se fait pauvre, vulnérable, un processus par lequel on renonce progressivement à toutes ses sécurités. Attention : cela ne signifie pas que la foi est incertaine ou que sa perfection ne consiste que dans son dépassement. On entend souvent dire qu’il faut « renoncer à ses certitudes ». L’expression est éminemment ambiguë. Elle est vraie s’il s’agit de renoncer à tout ce précipité matériel et sensible que nous nous forgeons dans le domaine spirituel pour nous protéger. Mais elle est fausse si l’on veut dire que la foi n’atteint pas réellement Dieu. Il n’y a rien de plus certain que la foi parce que précisément elle ne vient pas de notre petit esprit étriqué mais parce qu’elle est directement infusée en lui par Dieu lui-même. Ce qui est vrai, c’est que la foi donne l’impression d’être incertaine. Mais ce n’est pas par manque d’intelligibilité, c’est plutôt par excès. C’est par surintelligibilité. Car notre esprit n’est pas « capable » de Dieu au point de l’embobiner comme une araignée enserre sa proie dans un cocon. Dieu est toujours plus grand. Si la foi nous semble incertaine, si elle nous paraît ténèbres, au regard des lumières de notre esprit, c’est parce que son objet est à ce point lumineux qu’il nous éblouit, et donc nous aveugle. Nous sommes un peu comme des chouettes qui ne peuvent prendre leur essor que dans le clair-obscur, la lumière résiduelle de la nuit. Le jour lui, c’est-à-dire le royaume manifesté, nous aveuglerait. Alors, comme dit saint Paul, « nous cheminons dans la foi, non dans la claire vision ». Cette claire vision, elle est l’objet de notre espérance, et elle est Dieu dans toute sa beauté, son éclat, sa majesté. Ce qui nous attire vers ce but, c’est « l’amour qui a été répandu dans nos cœurs par le Saint-Esprit » et qui se traduit par un désir incoercible de voir Dieu, car « l’homme passe infiniment l’homme ». Nous sommes faits par Dieu pour Dieu même si notre nature ne devient capable de Dieu que sous l’emprise de la grâce. Foi, espérance et charité, vous vous en rendez compte, ne sont pas trois « choses » que nous posséderions, de beaux diamants serrés dans un coffre. Ce sont plutôt les trois pièces du moteur de notre existence prise dans son intégralité.

C’est pourquoi cette veille à laquelle nous sommes conviés est comparable, par le dynamisme qui la traverse, à une route. Nous sommes, à l’instar des patriarches, des « étrangers et des voyageurs » sur cette terre, aspirant à « une patrie meilleure, celle des cieux ». Nous ne sommes pas des nomades perdus dans le désert, nous sommes des pèlerins de l’Absolu, en marche, à travers les lumières et les ombres de cette vie, vers la cité sainte, la Jérusalem céleste, le lieu où nous ne finirons jamais d’explorer la magnificence de Dieu. Tout cela induit un style de vie, un régime allégé, une véritable diététique spirituelle. Quiconque est familier des randonnées sait qu’il doit renoncer au superflu, faire l’expérience de la frugalité, pratiquer une certaine pauvreté. Il faut apprendre à se désencombrer, et cela dans tous les domaines : celui de nos biens matériels et affectifs bien sûr, mais aussi, de manière plus subtile, celui de nos biens intellectuels et même spirituels. Saint Jean de la Croix, un maître en cette question, parle de « nudité d’esprit ». C’est lorsque nous sommes vides de tout ce qui n’est pas Dieu que Dieu peut venir nous combler de sa présence. « Ouvre ta bouche, moi je l’emplirai » dit un psaume. Nous retrouvons ici une dimension fondamentale de la foi : accepter de ne pas compter sur soi mais s’en remettre entièrement à Dieu. Demandons à Dieu de réaliser en nous cette ouverture.

8e Dimanche après la Pentecôte 2019

Dieu et l’argent, voilà un sujet qui met les chrétiens, et surtout les catholiques, mal à l’aise. Les commentaires aigre-doux sur le comportement des catholiques lors de l’élection présidentielle en ont témoigné. Parce que, confusément, cette question est perçue, à l’instar de la sexualité d’ailleurs, comme entrant dans la sphère de la vie privée, cette sphère où nous ne voulons pas qu’on nous dicte les lois à appliquer. Nous portons tous, en fait, un appétit de richesse, ou tout au moins un désir de bien-être et de réalisation de soi qui passe aussi par l’argent, même si ce n’est pas de manière exclusive. Nous estimons normal, et même moral, que l’épargne et la propriété soient honorées, que le travail soit récompensé selon les aptitudes et l’application qu’y met chacun. Et cependant notre conscience de chrétien n’est pas tranquille face à  l’argent. Nous sentons en nous un tiraillement. Bien souvent la question se pose en terme de dilemme : Dieu ou l’argent. C’est ainsi qu’on interprète la conclusion de notre évangile, quelques versets plus loin: Vous ne pouvez pas servir à la fois Dieu et l’argent. C’est le moment de laisser revenir à notre mémoire les Béatitudes, surtout en S. Luc où la 1re proclame : Heureux vous les pauvres car le royaume de Dieu est à vous, tandis que la 1re malédiction dit : Malheur à vous les riches car vous avez votre consolation. Nous essayons de nous en tirer en disant qu’après tout, et surtout après le passage du fisc, nous ne sommes pas si riches que cela. Mais voilà que surgit à notre mémoire le terrible ch. 25 de S. Matthieu : Ce que vous n’avez pas fait à un seul de ces petits, c’est à moi que vous ne l’avez pas fait. Texte qui ne peut nous laisser insensibles. Car ces petits sont partout : outre-mer ou  près de chez nous, dans les hospices, le métro ou à la porte de nos églises. Notre mauvaise conscience peut alors être telle que nous finissons par penser qu’être chrétien c’est, dans ce domaine, être hypocrite. Et que, de toute manière, il n’y a rien à faire car ces problèmes nous dépassent, ils relèvent de l’économie politique, d’un monde sur lequel nous avons de moins en moins de prise en tant qu’individus.

Alors que faire ? On peut, premièrement, se proclamer pur et rejeter l’argent. C’est impossi-ble. Le 1er étudiant venu en économie sait que la monnaie remplit 3 fonctions indispensables à la survie de la société : étalon de mesure, médiatrice des échanges et réserve de valeur. Et cela de plus en plus : le domaine de la gratuité dans les échanges ne cesse de se restreindre. Il y a encore quel-ques zones qui échappent à l’argent : le travail de la mère au foyer, les engagements caritatifs ou associatifs. On peut, deuxièmement, refuser de front le problème, c’est-à-dire continuer d’ouvrir à heure fixe le tiroir messe et prière du meuble bien encaustiqué de notre existence et, l’ayant refermé, de passer à autre chose, comme si de rien était. Rassurons-nous. Cette attitude schizophrénique si souvent décriée est en voie de disparition : on n’a plus tellement de scrupule, en effet, à laisser définitivement fermé le tiroir religieux, et à tout sacrifier à l’esprit de lucre dans notre société post-chrétienne! La 3e solution, c’est l’élégante conciliation des protestants : l’accumulation des richesses mesure l’accumulation des grâces divines. Plus vous êtes riches, plus vous êtes bénis de Dieu ! La richesse est le signe et l’étalon de la sainteté. C’est admissible si l’on part du principe que l’honnêteté et le travail paient toujours. Mais l’on sait bien que ce n’est pas toujours le cas.

 Alors encore une fois, que faire ? Eh bien, lire l’évangile de plus près. On s’apercevra que le fameux dilemme n’est pas si rigoureux qu’il en a l’air. Pour commencer, le texte grec (et sa traduction latine) ne parlent pas d’argent mais de mammon. Non pas de la réalité monétaire, mais de l’idole, ce que suggère en effet la conservation dans le grec de ce terme araméen qui apparaît alors comme un nom propre. L’évangile, en effet, ne remet pas en cause les structures économiques dans ce qu’elles ont de fondamental. Ce n’est pas non plus un manuel d’économie politique qui nous imposerait un système. S. Jean-Paul II a réaffirmé dans ses encycliques sociales que l’Église n’a pas de système propre d’organisation économique à proposer. Pourquoi ? Parce que l’Église, à la suite du Christ, ne vise pas les moyens, mais la fin. Ce que vise l’évangile, c’est la conversion des intentions profondes et des attitudes du cœur humain. L’argent, comme d’ailleurs une foule d’autres réa-lités (nos passions p. ex.) est une chose neutre. Sa valeur morale provient de la manière dont on l’a acquis et de l’usage que l’on en fait. Le problème ne vient pas de l’argent comme tel mais du cœur de l’homme qui, détraqué par le péché, risque de s’y attacher et d’en faire une idole, un mammon d’iniquité. Parce que l’argent permet de réaliser facilement les désirs de puissance, de domination et de consommation, il peut devenir un obstacle à la droiture morale et spirituelle. Il faut alors faire preuve de discernement et exercer un choix, un jugement. C’est ce que dit S. Paul: Si vous vivez selon la chair, vous mourrez; mais si, par l’Esprit, vous faites mourir les œuvres de la chair, vous vivrez. Mais soyons bien clairs: ce qui nous rend esclaves, ce sont nos désirs, dans ce qu’ils ont de désordonné ou d’excessif. L’argent n’est que le moyen de réaliser ces désirs. Mais c’est un moyen aisé, voilà le danger. Pourtant le Christ n’a pas peur de dire: Faites-vous des amis avec le mammon d’iniquité. Non, bien sûr, qu’il approuve le comportement de l’intendant malhonnête. N’oublions pas qu’il s’agit d’une parabole. Mais parce qu’il veut – et avec lui l’Église – que nous soyons des adultes avec l’argent. Il ne s’agit pas de le fuir comme un pestiféré, il ne s’agit pas non plus de se laisser fasciner par lui. Il s’agit tout simplement de le maîtriser comme on maîtrise un instrument avec dextérité et habileté. Le problème de l’argent retrouve sa vraie dimension quand on a choisi un certain style de vie qui privilégie les valeurs spirituelles, et ce dans le travail, à la maison et, à mon avis, avec l’excellente pierre de touche que sont les loisirs. Benoît XVI et François se sont exprimés à de nombreuses reprises sur la sobriété qui doit caractériser le style de vie des chrétiens à notre époque, marquée à cause des logiques d’entreprise par la recherche d’une consommation sans frein.

Pour conclure, je dirai que notre confrontation à ce problème quotidien qu’est l’usage de l’argent est l’occasion de grandir en liberté. Nous sommes tentés d’idolâtrer l’argent parce qu’il procure tout en termes de puissance et de plaisir. Il est tentateur. L’œuvre de la liberté, c’est de reconnaître qu’il y a des valeurs supérieures, à commencer par Dieu lui-même, le bien absolu, et à continuer par ceux qui sont à son image, i.e. notre prochain. Pour persévérer dans cette œuvre de libération, nous avons besoin de signes. C’est le rôle que remplit la pauvreté librement assumée, celle des religieux p. ex. Celui qui assume volontairement la pauvreté pour le royaume de Dieu témoigne que dès ici-bas on peut vivre heureux en vivant de valeurs supérieures. Dans ce monde marchand où nous risquons d’être aveuglés par l’argent trompeur, rien n’est plus nécessaire que la bure et les sandales des moines : ce sont des antidotes ! Ils nous rappellent que notre véritable héritage est celui du ciel, comme le dit l’épître de ce jour.

Que le Seigneur nous aide ainsi à convertir notre cœur. Nous pourrons alors faire servir l’argent au bien, au service de Dieu et du prochain, sans nous négliger, mais sans non plus nous aliéner. Sans non plus croire que l’aumône nous exonère de tout autre engagement. Car il y a dans notre société beaucoup d’autres pauvretés que celles qui nous sautent spontanément aux yeux, pauvretés qui ne peuvent être traitées par l’argent seul. Ces pauvretés, affectives, intellectuelles, spirituelles, qui sont souvent les causes de la pauvreté matérielle d’ailleurs, supposent un engagement de la personne tout entière et pas simplement de cet appendice qu’est son porte-monnaie. Pour les voir, pour vouloir les réduire, il faut avoir soi-même un cœur de pauvre, à l’image même de celui de Jésus, lui de riche qu’il était, s’est fait pauvre pour nous enrichir de sa pauvreté, selon la belle parole de S. Paul aux Corinthiens.

7ème Dimanche après la Pentecôte 2019

Dans l’évangile de ce jour, Jésus, me semble-t-il, nous dit trois choses. La première revêt la forme d’un avertissement : « Gardez-vous des faux prophètes qui viennent à vous sous des vêtements de brebis, mais qui au-dedans sont des loups rapaces ». Bref, méfiez-vous de tous ceux dont le paraître ne correspond pas à l’être car en vous trompant ils menacent votre âme. On peut distinguer plusieurs catégories de gens dont il faut prendre garde. La première qui nous vient peut-être à l’esprit est celle des hypocrites dont le Tartufe de Molière pourrait être la figure emblématique : ceux qui dissimulent leurs desseins pervers sous des apparences de vertu. On pourrait en rire mais c’est exactement la critique que Nietzsche adresse aux chrétiens quand il décrit ce qu’il appelle « l’homme du ressentiment », celui qui va jusqu’à inverser les valeurs pour se dédouaner de sa misère congénitale. Les chrétiens, selon Nietzsche, parce qu’ils ont renoncé à toute grandeur, vont faire de l’humilité ou de la douceur des vertus. Alors que ces prétendues vertus ne font que dissimuler leurs carences, leur infériorité de caractère. Ce à quoi on a rétorqué qu’il ne faut pas identifier la force à la brutalité, l’élan vital à l’assouvissement dionysiaque des passions. Si la critique de Nietzsche peut toucher juste, c’est qu’elle débusque des cas pathologiques, c’est-à-dire des comportements de pécheurs. Un chrétien conséquent n’est certainement pas quelqu’un qui dissimule ses tares en les transfigurant artificiellement en vertu. Il est celui qui d’abord a le courage de les reconnaître, la force de les supporter et la volonté de les combattre en les sublimant. L’élan vital, quand il vise le souverain bien, nous conduit à la difficile réforme de nos passions comme le rappelle l’épître de ce jour, car notre être est marqué par le péché. Il y a peut-être plus de force intérieure à subir le martyre qu’à combattre pour défendre sa vie…

 Je parlais tout à l’heure de Tartufe. On pourrait actualiser en ajoutant tous les charlatans qui abusent le sens religieux de leurs contemporains comme aujourd’hui les multiples sectes et gourous qui s’en prennent aux catholiques superstitieux d’Amérique latine en leur promettant succès, richesse et santé. S. Augustin dénonçait déjà les pasteurs qui s’engraissent aux dépens du troupeau et qui se paissent au lieu des brebis.

Il arrive, seconde catégorie, que certains s’abusent de bonne foi, comme les hérésiarques  qui s’enferment dans une vérité au point de méconnaître les autres et ainsi de déséquilibrer l’édifice de la foi et ainsi d’aboutir à l’erreur. Ces faux prophètes ont été dénoncés dès les temps apostoliques aussi bien dans les épîtres du Nouveau Testament que par les premiers auteurs chrétiens. Souvenons-nous des 5 livres écrits par S. Irénée contre la multiplicité des erreurs de son temps et qu’il résumait sous le titre de « gnose au nom menteur », autrement dit de faux savoir délivré par de faux maîtres. Ce faux savoir, il existe aujourd’hui dans tous les domaines, aussi bien dans celui de la doctrine avec les religions qui falsifient le nom de Dieu en Orient que dans celui de la morale avec cette anthropologie hédoniste et libertaire qui a saisi l’Occident et que l’on ne cesse de nous imposer par des lois toujours plus contraignantes. Ces faux prophètes n’ont cessé de prospérer à travers l’histoire. Et l’Église nous met en garde, dans le Catéchisme, quand elle dit que se « dévoilera le mystère d’iniquité sous la forme d’une imposture religieuse apportant aux hommes une solution apparente à leurs problèmes au prix de l’apostasie de la vérité. L’imposture religieuse suprême celle de l’Anti-Christ, c’est-à-dire celle d’un pseudo-messianisme où l’homme se glorifie lui-même à la place de Dieu et de son Messie venu dans la chair » (CEC 675). Imposture religieuse de l’islam ou politique du communisme ou anthropologique du libertarisme moderne, par exemple.

 La deuxième chose que nous livre cet évangile est un critère de discernement : « Vous les reconnaîtrez à leurs fruits ». Le faux prophète finit par se trahir, grossièrement comme le Tartufe de Molière, plus subtilement comme ce démon transfiguré en ange de lumière au bord de la rivière, près de Manresa, et que l’ascète Ignace de Loyola, en analysant ses pensées intérieures, finit par confondre. Il y a en effet une logique entre l’être et l’agir. Même l’âme la plus contemplative finit par se reconnaître à la justesse de son agir, aurait-elle atteint les profondeurs de l’humilité. Inversement les vrais spirituels débusquent avec aisance ceux qui, parfois sans malice, s’illusionnent sur leur degré de sainteté. Le missel du Barroux dans sa dernière édition illustre cette illusion avec un texte bien senti de S. Vincent de Paul : « Il y en a plusieurs qui, pour avoir l’extérieur bien composé et l’intérieur rempli de grands sentiments de Dieu, s’arrêtent à cela ; et quand ils en viennent au fait et qu’ils se trouvent dans les occasions d’agir, ils demeurent courts. Ils se flattent de leur imagination échauffée ; ils se contentent des doux entretiens qu’ils ont avec Dieu dans l’oraison ; ils en parlent même comme des anges ; mais, au sortir de là, est-il question de travailler pour Dieu, de souffrir, de se mortifier, d’instruire les pauvres, d’aller chercher la brebis égarée, d’aimer qu’il leur manque quelque chose, d’agréer les maladies ou quelque autre disgrâce, hélas, il n’y a plus personne, le courage leur manque ». Un siècle plus tôt S. Thérèse de Jésus à qui on vantait une béate que tout le monde admirait pour ses extases lui mit un balai dans les mains et à sa réaction comprit tout de suite l’imperfection de la soi-disant sainte !

  Cette logique de l’être et de l’agir a été admirablement décrite par S. Paul quand il énumère aux Galates les fruits de l’Esprit : « charité, joie, paix, longanimité, serviabilité, bonté, confiance dans les autres, douceur, maîtrise de soi ». Tels sont les fruits de la proximité avec Dieu dans l’oraison et la liturgie.

La troisième chose qu’annonce Jésus dans cet évangile est l’éventualité du jugement : « Tout arbre qui ne donne pas de bons fruits sera coupé et jeté au feu ». Cela pourrait nous accabler nous qui, comme S. Paul aux Romains, constatons l’écart abyssal entre nos désirs et nos réalisations : « Malheureux homme que je suis. Je ne fais pas le bien que je veux et commets le mal que je ne veux pas ». Nous n’avons pas même la possibilité d’adapter l’objectif à nos capacités car le Christ nous enjoint d’être parfaits comme son Père céleste est parfait. Comment adapter nos moyens si pauvres à cet objectif si grand ? C’est là qu’intervient la grâce, qui suppose d’abord la reconnaissance de notre faiblesse comme le dit encore S. Paul aux Corinthiens : « C’est dans la faiblesse de l’homme que se manifeste la force de Dieu ». Car Dieu est patient, comme le vigneron de l’évangile de S. Luc qui obtient de son maître un sursis pour le figuier stérile.

 Mais c’est un sursis, en vue d’une conversion : « Peut-être donnera-t-il des fruits à l’avenir ; sinon tu le couperas ». Dieu est patient, mais sa miséricorde exige de nous au moins un commencement de retour à lui dans la pénitence. 

Ainsi, à la clairvoyance dans la défense de la foi nous devons ajouter la cohérence de notre comportement afin de porter du fruit, en premier lieu pour la réévangélisation de notre pays et de notre continent.

17ème Dimanche ordinaire C

« Demandez, vous obtiendrez ; cherchez, vous trouverez ; frappez, la porte vous sera ouverte. Celui qui demande reçoit, celui qui cherche trouve ; et pour celui qui frappe, la porte s’ouvre ». Qui de nous ne s’est pas trouvé un jour désemparé devant ces paroles de Jésus ? Qui de nous n’a pas été un jour profondément déçu par ce Dieu censé aller au-devant de nos prières et qui pourtant ne les exauce pas. Je ne parle pas de ces prières qui sont autant de caprices d’enfant et dont on sourit ensuite d’avoir osé les formuler. Ni non plus de ces prières angoissées à un Dieu dont on ne se soucie habituellement guère sauf quand par imprévoyance ou pour tout autre raison on se trouve dans une situation humainement sans issue : Dieu fait alors figure d’ultime recours. Non, sans oublier la part de justesse qui habite ces prières, je pense à toutes celles qui épousent ce que nous savons de la volonté de Dieu telle qu’elle est révélée dans la Bible. Nous savons que Dieu aime la vie, qu’il est plein d’amour et tout-puissant. Alors pourquoi la mort, et des morts qui nous semblent particulièrement injustes ? Que dire aussi de toutes ces prières où nous supplions Dieu de nous rendre semblables à son Fils, de ces prières où nous demandons la délivrance de nos défauts, pour mieux correspondre à ce qu’il attend légitimement de nous. Là encore, nous risquons de nous entendre dire, comme à S. Paul qui se plaignait de « l’écharde plantée dans sa chair », « Ma grâce te suffit. Ma puissance se déploie dans la faiblesse ». Oui, combien de prières bonnes, justes, désintéressées même – comme lorsque nous prions pour la conversion de ceux que nous aimons – qui ne sont pas exaucées.

Alors à quoi bon la prière de demande ? Ne vaudrait-il pas mieux borner notre prière à la louange et à l’action de grâces ? Et puis quel sens cela a-t-il de demander quelque chose à Dieu ? La volonté humaine aurait-elle le pouvoir de faire pression sur la volonté divine, comme le laisserait croire l’intercession d’Abraham rapportée dans la première lecture ou l’histoire de ce voisin importun raconté par Jésus dans l’évangile d’aujourd’hui ? Un Dieu qui change d’avis est-il encore Dieu ? N’entre-t-il pas dans la définition de Dieu d’être immuable en ses desseins, et cela de toute éternité ?  Et quelle image de Dieu risquons-nous de nous forger : celle d’un tyran qu’il faut fléchir, d’une puissance capricieuse qu’il faut parvenir à apprivoiser puis à manipuler en trouvant la formule adéquate, la clef du coffre-fort aux grâces divines ? La prière n’aurait-elle pas partie liée avec la magie ? Et ne relève-t-on pas bien des conduites superstitieuses chez les gens qui prient ? La prière ne serait-elle pas un acte magique de primitif qui ignore les lois rigoureuses de la nature ? Lorsque nous disons un peu vite que nous sommes exaucés, n’est-ce pas simplement parce que le cours des choses, l’enchaînement des causes, le dynamisme à l’œuvre dans la nature a produit un résultat qui correspondait à nos attentes ? Et puis s’enraciner dans la prière n’est-ce pas s’enfoncer dans l’aliénation, se rendre dépendant d’un plus puissant ? N’est-ce pas non plus démissionner, refuser de prendre à bras le corps les problèmes de l’existence, compter sur un hypothétique et arbitraire deus ex machina ?

Voici quelques unes des questions qui peuvent heurter notre esprit quand nous parlons de prière de demande. Nous aussi, nous aurions envie de dire, comme les disciples : « Compte tenu de tout cela, Seigneur, apprends-nous quand même à prier ? » Que nous répond Jésus ?

Il commence par nous établir dans une relation de confiance, de familiarité même. Dieu n’est pas une puissance impersonnelle, arbitraire et tyrannique mais un Père, son Père, et si nous le voulons bien, notre Père. Et un Père peut-il ne pas aller au-devant des désirs de ses enfants ? Dieu connaît les demandes de notre cœur avant même que nous les formulions nous dit ailleurs Jésus. Dieu n’est pas un tyran dont nous aurions à fléchir la volonté. Mais prions-nous avec assez de foi pour obtenir ce que lui veut nous donner ? Le problème de l’exaucement de la prière, c’est surtout le problème de la conversion de notre désir. Dieu veut en effet nous donner l’Esprit Saint, c’est-à-dire l’Esprit de son Fils. Mais est-ce que nous nous voulons vraiment le recevoir ? Il veut en effet nous rendre semblables à son Fils. Et la prière du Fils, ce n’est pas la prière d’un mendiant calculateur, comme celui de la Belle Porte au Temple, c’est la prière d’un homme libre et aimant. Ce sont de tels adorateurs que veut le Père. La prière de Jésus est la prière de quelqu’un qui aime et qui donc se soucie d’abord des désirs de celui à qui il s’adresse : « Que ton nom soit sanctifié, que ton règne vienne ». En priant ainsi, nous nous décentrons de nous-mêmes, nous exprimons notre amour. Mais en même temps, notons bien que si Dieu désire que son nom soit sanctifié ou que son règne vienne, ce n’est pas d’abord pour lui, mais bien pour nous. Dieu n’a pas besoin de nous pour être heureux. C’est nous qui avons intérêt à ce que sa volonté se fasse sur la terre. Car c’est notre salut alors qui s’accomplit, ce sont les conditions de notre existence qui deviennent plus humaines. Car nous, nous avons besoin de Dieu pour exister de manière authentique. C’est ce que rappelle la demande : « Donne-nous le pain dont nous avons besoin pour chaque jour ». Nous ne sommes pas autonomes au point de pouvoir vivre fermés sur nous-mêmes : nous dépendons de la nature, des autres, et ultimement de Dieu qui à chaque instant nous donne l’exister, l’acte d’être. Le pain est le symbole de notre incomplétude.

Les deux dernières demandes rappellent que nous sommes non seulement des créatures, mais aussi des créatures fragiles, des pécheurs : nous demandons à Dieu qu’il  nous pardonne nos fautes et nous lui demandons de ne pas entrer en tentation. Quelle est-elle cette tentation ? Celle de la foi, celle de la foi du Christ. Toute tentation se ramène à ce que Paul appelle « la parole de la croix ». Notre tentation c’est de vouloir entrer dans la gloire sans passer par la croix. Mais notre prière est celle du Christ qui a dit : « Non pas ma volonté mais ta volonté ». Toute prière qui cherche à évacuer la croix n’est plus une prière chrétienne mais une prière païenne. Que nous le voulions ou non, notre destin est intimement lié à celui du Christ : nous sommes les membres de son Corps. Nous avons à reproduire dans notre vie ce que lui-même a vécu. Or dans un monde marqué par le désordre du péché, c’est-à-dire par l’égocentrisme suicidaire, il n’y a pas d’autre antidote que le don de sa vie, paradoxale condition pour obtenir la vie, et la vie en abondance. Mais voilà, tout cela nous apparaît comme folie. C’est la folie de la croix, sagesse aux yeux de Dieu. Et c’est pourquoi il nous faut absolument prier pour obtenir l’Esprit Saint, l’Esprit de la sagesse de Dieu qui nous fait entrer dans son dessein de salut et nous fait ainsi comprendre que « la dette du péché est clouée à la croix », cette croix par laquelle la mort est engloutie dans la victoire. Oui, il nous faut consentir à la rudesse de la croix pour pouvoir goûter à la douceur de Dieu.

6ème Dimanche après la Pentecôte 2019

Jésus-Christ notre Seigneur est le Sauveur d’une multitude et ce salut s’opère quotidiennement par la S. Eucharistie, son sacrifice qu’il nous donne en communion par les mains de ses prêtres. C’est ce que l’évangile de ce dimanche, la 2e multiplication des pains chez S. Marc, nous enseigne ; c’est ce que ta première messe, Edouard, met pour nous en relief, ici à S. Eugène.

 La scène tout d’abord, sans jeu de mots. Elle a pour cadre un territoire païen, à l’entour de Tyr et de Sidon, proche du lac de Tibériade. Un lieu donc que nos contemporains bobos diraient chargé de « vibrations négatives ». Bref, un lieu qui symbolise la mort. Mort qui, de fait, jette son ombre sur l’ouverture de notre texte : on nous dit que la foule, considérable, n’a pas de quoi manger, et l’évangéliste ajoute qu’elle demeure avec Jésus depuis 3 jours. Cette mention n’est pas innocente : dans chacune des 3 annonces de la Passion qui suivent immédiatement (aux ch. 8-10), Jésus dit qu’il ressuscitera le 3e jour. C’est-à-dire qu’il reposera 3 jours au tombeau. Cette foule, qui se trouve hors de la Terre Sainte depuis 3 jours, est une image de la multitude qui est au tombeau avec le Christ. C’est ce que confirme l’épître : Nous qui avons été baptisés en Jésus-Christ, c’est en sa mort que nous avons été baptisés. Car nous avons été ensevelis avec lui par le baptême, pour mourir ; afin que comme le Christ est ressuscité d’entre les morts par la gloire du Père, de même nous aussi nous marchions dans une vie nouvelle.

 Comment se produit cette résurrection avec lui ? Revenons à notre évangile. Les disciples posent à Jésus une question où l’évangéliste montre que la réponse est contenue. Où pourrait-on trouver dans ce désert assez de pain pour les rassasier ? Nulle part, évidemment. Il y a encore moins de boulangers dans cette contrée que dans notre quartier un dimanche matin de juillet ! Nulle part à moins que précisément en parlant de désert, on ne fasse allusion à la manne. Thème si souvent illustré par les peintres de Venise ! Et il y a en effet ici bien plus que Moïse. Jésus ne va cependant pas faire tomber le pain du ciel, il va plutôt le solliciter de la poche des assistants. Les disciples rapportent qu’il y a 7 pains. 7, chiffre de la perfection, de la totalité, qui additionne celui du ciel à celui de la terre. A partir de ces 7 pains, Jésus va rassasier la foule. En fait de nouveau Moïse, il est plutôt ici le nouvel Elie ou le nouvel Elisée. Mais avec surabondance, au point qu’il reste 7 pleins paniers, et avec une plénitude telle qu’elle surpasse de loin la puissance des prophètes de l’Ancien Testament : Elisée avait eu besoin de 20 pains d’orge pour nourrir seulement 100 personnes. La nourriture qui sauve notre foule de la mort, c’est bien du pain. Les quelques petits poissons font diversion : ils ne sont pas traités avec autant de solennité que les pains. Pour ceux-ci Jésus use de cette formule : Prenant les 7 pains, il rendit grâce, les rompit et les donna à ses disciples. C’est la formule de la Cène, c’est la formule de l’eucharistie. La continuité est d’autant plus évidente que Jésus ne distribue pas lui-même les pains multipliés mais il les fait distribuer par ses disciples. Ses disciples ici, ses apôtres au soir du jeudi saint, ses prêtres aujourd’hui, successeurs des apôtres grâce à l’ordre de réitération qu’il leur a donné lors de l’institution de l’eucharistie, ordre qui les institue prêtres de la Nouvelle Alliance, c’est-à-dire prêtres en son unique et saint sacerdoce.

C’est d’ailleurs cette idée que tu as choisie d’illustrer sur ton image d’ordination en reprenant une parole du curé d’Ars, S. Jean-Marie Vianney : C’est le prêtre qui continue l’œuvre de la rédemption sur la terre. Oui, cette œuvre, il la continue par sa consécration – plus que fonctionnelle, existentielle – dans l’unique sacerdoce du Christ. Cette mission ecclésiale est en effet plus qu’une fonction, elle est un appel à ne faire plus qu’un avec l’unique grand prêtre de l’Alliance nouvelle, pour reprendre les termes de l’épître aux Hébreux. Appel auquel répond un don, celui de la grâce du sacrement de l’ordre. Cet appel, tu l’as ressenti au cours de tes études supérieures à Nantes. Cet appel, tu lui as répondu en entrant à Paris, ton diocèse d’origine. Envoyé à ta demande à Lyon en l’éphémère Maison S. Blandine, pour ton année de propédeutique, tu tu as approfondi ta connaissance des deux formes du rite romain. A ton retour, tu fus autorisé, un temps du moins, à servir en semaine la messe traditionnelle à S. Eugène. C’est comme cela que nous avons appris à te connaître. Ta bonne humeur aidant, tu participas avec bonheur à divers voyages avec les uns ou les autres : Turin, Gênes, Venise. Bientôt tu rejoindras la paroisse Notre-Dame de Grâces de Passy, après avoir connu Notre-Dame de Ménilmontant, paroisse où je fus moi-même en stage pendant mes études romaines.

 Le don sans réserve de Dieu à l’homme perdu, désorienté, pécheur, qui se réalise dans le sacrifice du Christ sur la croix, tu vas en devenir l’administrateur à travers les sacrements. Non en te tenant à l’extérieur, mais en pénétrant dans la Tente du sacrifice, en t’y associant intimement, en ne faisant plus qu’un avec celui qui s’offre en participant existentiellement à l’offrande qu’il a faite une fois pour toutes de lui-même. C’est en ce sens que tu es prêtre pour l’éternité, selon l’expression consacrée par le Ps. 109 et que tu as reprise sur ton image d’ordination. Être prêtre, ce n’est pas exercer une fonction aux heures d’ouverture de la boutique et ensuite vaquer à ses loisirs. Être prêtre, c’est une consécration qui engage tout l’être, une consécration qui configure au Christ. C’est renoncer à devenir mercenaire pour devenir serviteur.  C’est passer de la catégorie confortable du suffisant, du contractuel, pour entrer dans celle, sans filet, du davantage, du toujours plus. Le serviteur, à la différence du salarié, est toujours à la disposition de son maître. Tu as reçu par la grâce de l’ordination, reçue le 29 juin dernier à S. Sulpice, la sainteté du Christ, qui t’a hissé bien au-dessus de toi-même. Dans les sacrements, tu agis in persona Christi capitis. Désormais tu dois correspondre, subjectivement et en tout, à cette sainteté objective reçue ontologiquement par l’ordination. Te hisser au niveau de ce que tu as reçu par grâce, c’est aussi, dans la réciprocité de l’amour, passer de la catégorie de serviteur à celle d’ami. D’ami de Dieu, dont tu as à servir le dessein bienveillant de salut pour le monde ; d’ami du Christ, dont tu vas imiter la charité surabondante. Cette amitié, elle se manifeste de la manière la plus visible dans la célébration de la messe et dans la communion eucharistique qui alimente en nous la vie éternelle.

S. Marc, dans l’évangile de ce dimanche, nous présente en effet Jésus comme Sauveur de la multitude par le moyen de l’eucharistie qui a le pouvoir de nous arracher à la mort avec lui. Ce qui signifie donc que l’eucharistie nous incorpore à lui au point que nous pouvons participer à sa propre puissance de résurrection, de ressusciter avec lui, pour mener une vie nouvelle selon les paroles de l’Apôtre dans l’épître. Bien sûr, pourrait-on objecter, c’est le baptême qui nous incorpore au Christ. Mais c’est l’eucharistie qui rend cette incorporation vivante et agissante. Elle est la sève qui vivifie les sarments branchés sur le cep pour que des fruits de sainteté puissent être portés. Et dans l’eucharistie, c’est la communion qui réalise cette intensification de notre incorporation au Christ ressuscité. C’est par la communion qu’on laisse s’écouler en soi la vie qui est en lui. C’est ce que ne cesse de répéter S. Jean : Si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme et ne buvez son sang, vous n’aurez pas la vie en vous (Jn 6, 53), ou encore : Celui qui me mange vivra aussi par moi (Jn 6, 57). Pour quitter le monde d’en-bas, celui des enfers, il faut se laisser transformer par l’énergie du Christ ressuscité en recevant la communion. C’est ce qu’enseigne l’Église dans son Catéchisme. La communion, d’abord, accroît notre union au Christ ; elle nous sépare ensuite du péché ; elle réalise, enfin, l’unité mystique de l’Église. Parce que nous sommes plus profondément enracinés dans le Christ, nous sommes aussi plus profondément unis les uns aux autres, nous ne faisons plus qu’un seul Corps, réalisant par là les promesses de notre baptême. Cela signifie bien entendu que nous ne pouvons recevoir le sacrement de l’unité et de la charité qui si nous-mêmes nous ne sommes pas désunis et plongés dans le péché. Si c’est le cas, le catéchisme nous rappelle que nous avons à nous confesser pour recevoir le sacrement de la miséricorde, conformément aux paroles de l’Apôtre dans la 1re épître aux Corinthiens. Ce n’est qu’en trouvant un cœur purifié et contrit que la communion eucharistique pourra déployer toutes ses richesses de grâce. De cette restauration, tu en seras aussi le ministre, au confessionnal.

 Voici, cher Edouard – au terme d’une homélie dont je t’invite à ne pas reproduire trop souvent la longueur – qu’en montant dans un instant à l’autel, tu vas mettre tes pas dans ceux de tant d’autres qui t’ont précédé depuis que Jésus a institué le sacerdoce. A leur suite, tu vas passer par le voile, l’iconostase figurée chez nous par le silence du canon par-delà le chant de la schola, tu vas pénétrer dans la Tente pour y offrir en sacrifice, avec le pain et le vin, toi-même, ne faisant plus qu’un avec l’offrande du Christ à son père. En « entrant dans le canon », tu vas offrir ta vie, goutte à goutte, comme le Christ, notre bien-aimé Seigneur…

5e Dimanche après la Pentecôte

C’est dans le commandement de la charité que se trouve renfermée toute la perfection de la Loi nouvelle. Cette affirmation, qui est au cœur de la pensée des Pères et des Docteurs de l’Église, à commencer par les deux plus grands, S. Augustin et S. Thomas d’Aquin, trouve l’une de ses sources dans les lectures que nous venons d’entendre.

 L’évangile de ce dimanche nous présente la 1re des 6 antithèses du Sermon sur la montagne. Jésus y radicalise l’exigence du Décalogue en assimilant la colère au meurtre. Toute violence, même verbale, est apparentée à cette violence suprême qui consiste à nier autrui en lui ôtant la vie. Affirmation qui a dû, sans aucun doute, causer un certain trouble parmi les auditeurs du Sermon ! Comme d’ailleurs elle devrait le faire pour nous qui avons également tendance à juger de la gravité de nos fautes à l’aune de leurs conséquences extérieures, visibles. Mais justement, et c’est la nouveauté de la Loi évangélique, Jésus regarde au cœur. Il ne se borne pas à promulguer une loi qui se bornerait à contenir les pulsions des hommes dans des limites acceptables, limites qui suffisent pour garantir la vie sociale, comme le ferait la loi civile, s’accommodant, au fond, du mal qui habite le cœur de l’homme. Non, Jésus vise la perfection, cette perfection dont il a l’expérience, si j’ose dire, en tant que Fils de Dieu et qu’il révèle en tant que Verbe : la perfection des relations intratrinitaires. Quand il conclura ce Discours en disant « Soyez parfaits comme votre Père du ciel est parfait », c’est bien à cette perfection de l’amour qu’il appellera ses auditeurs.

Jésus ne se contente pas d’encadrer la violence qui sourd du cœur de l’homme, il veut l’éradiquer complètement. Pourquoi ? Précisément parce que l’homme est créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Parce que sa vie communautaire doit être à l’image de la vie trinitaire, où tout n’est que charité. L’exigence de Jésus ici sonne comme l’enseignement donné sur le mariage et sur la répudiation. « A l’origine, il n’en était pas ainsi. C’est à cause de la dureté de votre cœur que Moïse vous a permis de répudier vos femmes ». C’est à une réforme complète de l’homme et de ses mœurs que Jésus s’attelle, et non à un simple encadrement, comme le fait la loi humaine, consciente de ses limites. En laissant entendre que celui qui se laisse aller à des formes même mineures de violence sur son prochain agit comme un meurtrier, Jésus veut faire comprendre qu’il y a une profonde parenté entre toutes les formes de violence. Toutes participent de la même cause, et cette cause est intérieure : c’est le cœur de l’homme. C’est ce cœur malade que Jésus vient changer. En se donnant lui-même comme exemple, lui qui est « doux et humble de cœur », lui dont le Cœur sera transpercé sur la croix, révélant la profondeur de son amour miséricordieux pour les pécheurs. En envoyant aussi – fécondité de son sacrifice sur la croix – l’Esprit Saint qui seul peut briser le cœur de pierre qui est en nous pour le remplacer par un cœur de chair. Jésus nous montre ce qu’est l’amour divin : c’est un amour qui pardonne les offenses. Telle est la manière dont Dieu aime l’homme : le Père livre le Fils, et le Fils livre son corps sur la croix.

Exemple d’une perfection telle qu’elle est inimitable, me direz-vous. A moins précisément que Dieu lui-même vienne la réaliser en nous : c’est la mission propre au Saint-Esprit. Le Saint-Esprit, sous la forme de la grâce sanctifiante, nous est donné pour nous rendre capables d’aimer comme Dieu, par Dieu. Et dès lors nous rendre semblables à lui, nous assumer en lui en nous incorporant au Fils. La communauté de ceux qui ont reçu le Saint-Esprit, l’Église, est ainsi le prolongement, la visibilité, de la communion d’amour trinitaire. Tout en elle doit être perfection de l’amour. D’où l’exigence, apparemment surhumaine, de Jésus. Et précisément lorsque l’Église se rend visible en célébrant le culte trinitaire dans la liturgie. Si la violence habite notre cœur, cette violence, même cachée, ne peut nous permettre de communier en vérité au sacramentum caritatis qu’est l’eucharistie, car elle est le contraire même de ce qu’est Dieu : Deus caritas est. D’où la demande de Jésus : « Si tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande et va d’abord te réconcilier avec  ton frère ». Le corps ecclésial du Christ ne saurait être divisé, travaillé par des germes de mort, depuis que le Christ est ressuscité. La division dans l’Église, la dissension, est un scandale, un obstacle à ce dont elle est le signe : la perfection de la charité, expression de la communion trinitaire. « Soyez un comme nous-mêmes nous sommes un », dira Jésus à ses disciples en guise de testament.

  Cher Johann, avec ces longues considérations sur l’évangile du jour tu te demandes peut-être si je ne t’ai pas quelque peu oublié. Eh bien non, car il faut y voir un préambule à ta mission de prêtre. C’est ce programme de réforme intérieure des cœurs que tu dois désormais servir par l’ordination reçue le 16 juin dernier à Vannes : être au service de l’unité du Corps du Christ en travaillant inlassablement à la restauration de la charité dans l’âme de chacun de ses membres.

 Travailler à l’unité du Corps du Christ, c’est servir le bien commun, celui de l’Église, dont tu deviens un ministre, mais aussi celui de la Cité, qui lui est subordonné. Et cela n’est d’ailleurs pas sans rapport avec tes études initiales, me semble-t-il, à Sciences-Po Rennes. Choisir Sciences-Po, affaires publiques, c’est choisir de servir le bien commun, c’est – avec un clin d’œil en ce 14 juillet – servir la concorde qui doit régner dans ce corps qu’est la Cité des hommes. Tâche périlleuse, où les tentations abondent, comme le montre ce lamentable ministre verdâtre, dont je tairai le nom par charité. Choisir affaires publiques, c’est choisir de s’oublier, et s’oublier veut dire se décentrer de soi, au service de quelque chose de plus grand que soi : la Cité, et au-delà de la Cité l’ordre divin qui la sous-tend en même temps que tout l’univers. Tu rencontreras dans ta future paroisse des hommes qui ont tout donné pour cela, les élèves-officiers de Coëtquidan.

 Venu à Paris en 2011 pour achever tes études de droit, tu es passé le dimanche matin, pendant un an, à un autre service, celui de l’autel. Service qui a contribué à te faire glisser de la fonction (publique) à la mission (ecclésiale). En septembre 2012, à l’instar de notre 1er cérémoniaire, Etienne Kieffer, à l’abbaye de Lagrasse, tu rentrais en effet à la propédeutique du séminaire de Vannes, à S. Anne d’Auray, où les clercs ont eu l’occasion de te rendre visite l’année suivante. Tu passais alors du service de l’État à celui de l’Église. Ton évêque, Mgr Centène, un camarade de séminaire, t’envoyait poursuivre tes études de philosophie et de théologie à Rome, dans un collège international où tu as pu goûter ce que moi-même avais connu : horizontalement, synchroniquement, l’expérience de l’universalité et de l’unité de l’Église ; verticalement, diachroniquement, celle de l’enracinement de cette même Église, et de la civilisation qui l’a vue naître en Occident, dans la profondeur des siècles, profondeur qui ne cesse d’affleurer partout dans l’Urbs, la Roma aeterna.

De retour dans ton diocèse, tu auras à travailler avec tes confrères à cette unité, expression de la charité, unité colorée par les multiples strates d’appartenance qui façonnent notre humanité : de l’universel au singulier, en passant par toutes les nuances qui vont pour nous de la chrétienté occidentale, européenne, jusqu’à la singularité bretonne – voire bretonnante – la plus singulière, celle de ta paroisse de Guer que tu vas rejoindre. Ce travail, tu l’exerceras, sacramentellement, en tenant la place de Celui qui est le principe de l’unité, la Tête du corps, le Christ. Et c’est justement par les sacrements, et la catéchèse qui les accompagne, que tu y contribueras le plus : sacrements qui font grandir l’Église en incorporant à son unité de nouveaux membres – baptême et confirmation –, sacrements qui rétablissent l’unité quand elle est lésée – réconciliation –, avec au milieu de tout cela l’eucharistie, signe de l’unité que produit la charité, comme le jeune Joseph Ratzinger l’affirmait si vigoureusement dans sa thèse sur S. Augustin. L’eucharistie est en effet le signe de l’intensité de la charité qui lie les Personnes divines pour notre salut ; elle suppose pour être reçue ces mêmes liens de charité, eux qui rendent visible l’Église comme communion surnaturelle, à l’image de la communion trinitaire.

Mais travailler à l’unité de la charité dans l’Église, c’est faire aussi – comme S. Augustin – l’expérience douloureuse de la résistance qu’y opposent les forces du mal, comme nous l’avons si vivement ressenti avec l’affaire Vincent Lambert. Il faut donc rendre témoignage à la Vérité révélée, refuge aujourd’hui, en nos temps hédonistes et décervelés, des vérités naturelles. Il faut donc s’exposer à combattre, avec courtoisie certes, mais à combattre quand même, c’est-à-dire à recevoir des coups et à en donner. Avec charité là encore, ce qui renvoie aussi au combat intérieur. Pour déraciner cette violence dont parle l’évangile de ce jour et qui menace à chaque instant de prospérer dans notre cœur, pour coopérer à l’action du Saint-Esprit, qui doit agir sacramentellement en nous, il faut s’entraîner à aimer par des actes et en vérité. L’épître nous y invite : « Soyez tous unis de cœur dans la prière, compatissants, vous aimant comme des frères, modestes et humbles, ne rendant point le mal pour le mal, ni l’injure pour l’injure ; mais au contraire, bénissez, car c’est à cela que vous vous êtes destinés, afin de devenir héritiers de la bénédiction ». Telle est la vie dans l’Esprit qui doit être celle des membres du Corps du Christ, et plus encore celle de ses pasteurs. C’est ainsi que nous serons serviteurs de la vie, et de la vie en plénitude…

15ème Dimanche ordinaire Année C 2019

Nous pouvons aisément nous reconnaître dans la question que pose à Jésus le docteur de la Loi : « Et qui est mon prochain ? » Nous hésitons à formuler à haute voix la question parce que nous ne connaissons que trop bien la réponse. Nous savons en effet qu’il n’y a pas de limites à la charité, que l’on ne saurait exclure quiconque de notre amour de chrétien. Jésus a donné sa vie par amour pour tous les hommes, y compris pour ses meurtriers et leurs complices. Il a aimé jusqu’au bout ceux qui ne sont pas aimables, les pécheurs, nous commandant de l’imiter dans ce don sans réserve de sa personne. Mais voilà : nous renâclons à le suivre jusque là, nous sommes tentés d’ériger des bornes, d’instaurer un ordre de priorité décroissante dans nos devoirs de charité. En somme, nous prenons conscience que l’exigence dépasse nos forces et nous cherchons à la circonscrire, à la mettre à notre portée. Nous aussi, nous avons envie de marmonner : « Et qui donc est mon prochain ? » Regardons les textes qui nous sont proposés : ils peuvent nous éclairer.

L’évangile nous présente un homme désireux « d’avoir part à la vie éternelle », autrement dit désireux de connaître le bonheur qui provient d’une conscience accordée à la volonté de Dieu. Nous pouvons nous y reconnaître, nous qui prions chaque jour pour que la volonté de Dieu soit faite sur la terre comme au ciel, et donc plus particulièrement en notre cœur. Jésus accueille la demande de cet homme et le renvoie à la Loi : « Dans la Loi, qu’y a-t-il d’écrit ? Que lis-tu ? » Et le docteur de citer deux préceptes, le premier tiré du Deutéronome (6, 5), le second du Lévitique (19, 18). En les mettant ensemble, il est parvenu sans le savoir au cœur de l’évangile. Nul doute que Jésus a dû commencer à l’aimer, comme le jeune homme riche. Mais encore faut-il qu’il aille existentiellement jusqu’au bout de sa découverte, autrement dit qu’il s’abandonne sans réserve. Ce que précisément le jeune homme riche n’avait pas su faire. Et notre docteur, qui s’estime juste, semble s’arrêter en chemin : « Et qui donc est mon prochain ? », autrement dit : « Jusqu’où dois-je aller dans le service d’autrui ? » Echo de la demande de Pierre : « Et combien de fois dois-je pardonner ? Jusqu’à sept fois ? »

 Jésus répond par une parabole embarrassante. Très embarrassante parce qu’elle déplace la question du le terrain de la casuistique (le permis et le défendu, bref une loi extérieure à laquelle il suffirait de se conformer) sur le terrain de la liberté (la loi intérieure par excellence, illimitée, sans autre norme que la profondeur du cœur). Le voyageur attaqué par les brigands est certainement un Judéen. Il aurait dû être secouru par le prêtre et le lévite qui avaient toutes les chances de voir en lui leur prochain. Mais voilà, en touchant un blessé, ils auraient contracté une souillure légale. Ils passent donc leur chemin, par respect pour une disposition de la Loi. Et c’est celui qui est le plus éloigné des trois, un Samaritain, celui pour qui ce Juif n’est pas un prochain, qui lui vient en aide. En effet « les Juifs n’ont pas de relations avec les Samaritains » (Jn 4,9). Affranchi des prescriptions secondaires de la Loi, cet étranger a écouté la voix de son cœur, transcrivant ainsi la Loi non écrite de Dieu : « Il a fait preuve de bonté » envers le malheureux comme le relève justement le docteur de la Loi.

Avec cette parabole Jésus veut faire comprendre à son interlocuteur que le prochain n’est pas une catégorie statique, objective. Jésus ne dit pas : « Lequel des trois a vu dans ce blessé un prochain ? » –  ce qui était le sens de la question posée par le légiste – mais « lequel des trois a été le prochain de l’homme qui était tombé entre les mains des bandits ? » Le prochain, c’est celui dont j’accepte de me rendre proche, quand bien même tout me sépare de lui. Le prochain, c’est moi lorsque je me fais proche. Je n’ai pas à me conformer à une loi extérieure (celui-ci a des droits sur moi pour une raison ou une autre), mais j’ai à suivre la pente de mon cœur (celui-ci est mon prochain parce que j’ai décidé librement de me rendre proche de lui). Fabuleux pouvoir de la liberté qui permet de renverser toutes les barrières ! Mais aussi responsabilité terrible ! Car si l’initiative repose sur moi, cela signifie que je puis aussi refuser de me rapprocher de l’autre. Je peux me dérober à celui pour qui j’aurais pu devenir un prochain. Jésus nous renvoie ainsi à notre liberté, et par delà notre liberté à notre cœur.

Un cœur qui a besoin d’être converti. Car l’exemple donné par la parabole montre que l’amour prôné (et vécu) par Jésus va au-delà de ce que les sentiments peuvent nous dicter. Il ne s’agit pas d’aimer ceux qui nous sont naturellement proches : ici, il s’agit d’un étranger, qui plus est appartenant à un peuple hostile. Il ne s’agit pas d’aimer quelqu’un d’aimable : ici, il s’agit d’un moribond, sale, baignant dans son sang. Il s’agit en fait d’aimer comme Jésus aime, de passer par dessus les qualités et les défauts pour ne viser que la personne dans sa réalité mystérieuse d’icône de Dieu, cette personne pour qui Jésus a donné sa vie comme si elle était unique, cette personne donc en qui je dois découvrir un frère ou une sœur.

« Va, et toi aussi fais de même ». C’est là que le bât blesse. Nous découvrons bien vite que l’exigence est au-delà de nos forces. D’où notre tentation à la circonscrire et à en revenir à la casuistique qui, au moins en nous situant dans la morale de l’obligation, du « suffisant », nous dispense du surcroît toujours possible d’une morale de la liberté, du « davantage », du « toujours plus ». Oui, cette exigence de Jésus dépasse nos forces. Elle nous convainc de péché. Mais, comme dit Paul, « Dieu les a tous enfermés dans le péché  pour faire à tous miséricorde ». Aimer à la manière de Jésus exige que nous acceptions que ce soit Jésus qui vienne aimer en nous. Nous pouvons reprendre à notre compte la parole du Deutéronome : « Cette Loi que je te prescris aujourd’hui n’est pas au-dessus de tes forces ni hors de ton atteinte… Elle est tout près de toi, cette Parole, elle est dans ta bouche et dans ton cœur afin que tu la mettes en pratique ». La preuve, c’est que l’histoire de notre Église est jalonnée de ces gens, pas nécessairement plus doués que nous, mais qui s’y sont abandonnés sans réserve, comme une Mère Teresa ou un Vincent de Paul, et qui sont devenus une icône vivante de Jésus prenant soin de tous les misérables que nous sommes.

Enfin, la difficulté que nous avons à vivre le second commandement et la nécessité que nous avons de nous convertir pour y parvenir suggèrent qu’il doit en être de même, et peut-être plus encore, en ce qui concerne le premier. Dieu, après tout, n’est-il pas le Tout-Autre, le plus éloigné ? N’avons-nous pas à découvrir qu’il est aussi le Tout-Proche, et qu’il veut de ce fait que nous devenions aussi son prochain ?

Saints Apôtres Pierre et Paul – Dimanche 30 juin 2019
Ac 12 1-12; Mt 16 13-19
Homélie d’adieu

Chers amis – et permettez-moi pour une fois de souligner ce mot, « amis » – vous le savez, après douze ans de service, et trois curés successifs qui m’ont supporté, un peu dans tous les sens du terme, le temps est venu pour moi de prendre congé de vous. Et cela en ce jour où il nous est donné de fêter à nouveau saint Pierre et saint Paul, les deux grands apôtres, colonnes de l’Église, archétypes de tout prêtre, eux dont vous voyez sculptée l’effigie, à droite et à gauche du Christ, sur cet autel que je m’apprête à quitter définitivement. Même si je reste à Saint-Eugène jusqu’à la fin du mois d’août, ce dernier dimanche de juin aura pourtant la saveur légèrement amère des adieux. Je vais quitter un à un mes engagements pendant l’été, sur la pointe des pieds, un peu comme les musiciens de la symphonie éponyme de Haydn quittèrent un à un leur pupitre du palais Esterházy un soir d’automne 1772.

 Mais revenons à un passé plus récent. Il y a exactement deux semaines Mgr de Germiny, venu conférer la confirmation et apprenant en chaire mon départ prochain, m’adressa alors deux paroles qui m’ont frappé.

Il rappelait tout d’abord que pour un prêtre toute mutation a un goût de mort. Mourir à soi-même en quittant une communauté avec laquelle, au fil des ans, se sont noués de multiples liens. Il parlait, lui aussi, d’expérience. Ce qui est vrai de chacun – nous sommes pas les seuls à connaître des mutations – l’est peut-être davantage des prêtres, à cause de ce célibat si souvent attaqué et incompris. Par le célibat librement consenti, le prêtre représente le Christ en tant qu’il est Époux de l’Église. C’est d’ailleurs ce que signifie l’anneau de l’évêque : la relation sponsale le liant à l’Église locale qui lui est confiée. Quitter une communauté, c’est voir ce lien rompu, un peu comme la mort qui sépare les conjoints. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’Église de l’Antiquité voyait d’un mauvais œil les transferts de siège. L’ordination, cependant, unit à travers la communauté concrète – paroisse ou diocèse – à l’Église tout entière. Donc, rassurez-vous, si je meurs en août à Saint-Eugène, j’espère bien ressusciter en septembre à Saint-Roch ! A travers une nouvelle communauté concrète où il s’agira, à nouveau, de rendre présent et agissant le Christ, unique vrai prêtre de l’Alliance nouvelle : nous ne sommes prêtres qu’en son sacerdoce, rappelait mon vieux maître de l’épître aux Hébreux, le cardinal jésuite Vanhoye.

 Il n’empêche que l’on ne quitte pas une communauté où l’on a passé tant d’années et vécu tant de moments heureux sans un serrement de cœur, d’autant plus vif qu’il est partagé comme certains me l’ont dit déjà. Le départ se teinte alors de multiples nuances, et pas seulement affectives, comme ces visages dont les traits s’effacent après les noms, ces relations qui s’étiolent, ces souvenirs de choses vécues ensemble qui s’effilochent… Non, quitter Saint-Eugène, c’est aussi quitter une paroisse atypique qui allie centre et périphéries, ces « périphéries » si chères au pape régnant ; c’est quitter un univers attachant, notamment par ses multiples mixités ; c’est quitter – en ce qui me concerne – un lieu où j’ai appris à renouveler mon regard sur l’Eucharistie – sommet de la vie du prêtre – par l’expérience de « l’enrichissement mutuel des deux formes », pour parler comme le cher Benoît XVI. Il est clair qu’il va me falloir renoncer jusqu’à un certain point aux splendeurs liturgiques qui ont cours à Saint-Eugène, déployées avec tant de constance depuis des années aussi bien par les chantres que par les clercs. Je leur redis ici toute ma gratitude. C’est sûrement à cela aussi que pensait Mgr de Germiny en réfléchissant à haute voix sur ma mutation et sur la « mort » que j’avais à consentir. Je dois me rappeler en effet, comme les huit diacres qui ont été ordonnés prêtres hier à Saint-Sulpice, que je suis un prêtre diocésain ordinaire qui a émis il y a trente ans entre les mains de son archevêque promesse d’obéissance envers lui et ses successeurs. Je remercie d’ailleurs mes supérieurs actuels – qui furent un temps mes élèves au séminaire – d’avoir pris en compte cette dimension en me nommant dans une paroisse où je pourrai officiellement célébrer, avec un certain faste, cette forme extraordinaire de la liturgie à laquelle je suis désormais aussi attaché.

Oui, quitter une communauté privilégiée telle que la vôtre, c’est bien mourir un peu. Mais après tout notre Seigneur lui-même n’avait pas de « pierre où reposer la tête » (Lc 9, 58). Et comme vous me l’avez assez souvent entendu répéter, citant l’épître aux Hébreux, notre condition ici-bas est celle de nomades . Car même si les prêtres bougent plus que les fidèles, attachés à leur église, nous sommes tous « des étrangers et des voyageurs » (Hb 11, 13), à la recherche « d’une patrie meilleure, celle du ciel » (Hb 11, 16). Patrie qui, rassurez-vous, ne s’identifie pas non plus au classicisme baroquisant de Saint-Roch, ma nouvelle église ! Je resterai donc aussi en chemin, là-bas, au service de l’Église pérégrinante jusqu’à ce que la mort, la vraie, vienne me cueillir là où elle me trouvera…

Je parlais au début de deux paroles qui m’avaient frappé. Mgr de Germiny disait aussi du prêtre qu’il est un « instrument de grâce » pour ceux à qui il est envoyé. Là encore le prêtre tient, en tremblant un peu, la place du Christ, lui qui est auteur par sa divinité et médiateur par son humanité de la grâce du salut. Comme je le rappelais lundi, à l’occasion de mon anniversaire d’ordination, pour tenir cette place il faut s’oublier, comme Jean-Baptiste qui se décentre de soi pour désigner le Christ, « l’Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde », le Chemin qui conduit au Père des miséricordes, source de toute grâce. « Il faut qu’il croisse et que moi je diminue » (Jn 3, 30), dit-il à ses disciples tentés de voir en lui le Messie. Jean-Baptiste est ainsi, par le témoignage de sa vie, le modèle de tout apôtre : faire grandir le Christ dans le cœur de ses disciples tout en s’effaçant lui-même. Cette attitude trouve dans le sacerdoce sa plénitude puisque le prêtre, surtout dans la liturgie, prête toute sa personne au Christ, au point même de coïncider avec lui dans l’acte sacramentel. Tenant la place de la Tête, le Christ, le prêtre coïncide aussi avec le Corps dont il est par ailleurs, comme tout baptisé, un membre. C’est pourquoi, de par sa mission, il doit mettre sa subjectivité au service de l’objectivité du ministère qu’il accomplit. Comme je le disais lundi soir ce ne sont pas ses vues personnelles, aussi intéressantes soient-elles, qui importent, c’est la foi de l’Église qu’il est chargé d’exposer de célébrer et souvent aussi de défendre.

 Un tel « instrument de grâce », j’espère l’avoir été un peu pendant ces douze années : à travers la préparation et la célébration des sacrements, à travers les cours et les sermons, à travers les rencontres et les moments partagés ici ou à l’occasion de pèlerinages en France ou ailleurs en Europe. Je voudrais vous partager une joie particulière : celle d’avoir vu, chaque année depuis mon arrivée, des jeunes emprunter, nonobstant les scandales actuels, réels ou supposés, la voie du sacerdoce ou de la vie religieuse. 21, dont 6 ont été ordonnés les autres poursuivent leur formation. Comme Jean-Baptiste il est beau de voir à l’œuvre, « en ami de l’Époux » (Jn 3, 29), la grâce qui se déploie dans les âmes sans toutefois que soit trahi « le secret du roi » (Tb 12, 7) qui habite le cœur de chacun. Œuvre merveilleuse qui affleure aussi avec le catéchuménat dans le cheminement de tous ces adultes, très souvent jeunes, qui se sont approchés du baptême et de la confirmation. Témoignage qui, en ces temps de confusion relevés par Mgr Léonard il y a trois semaines à Chartres, continuent d’alimenter la source cristalline et parfois bien souterraine de l’espérance théologale ! Non, la droite du Seigneur n’est pas raccourcie ! Ce qui la raccourcit parfois un peu ce sont nos insuffisances.

J’aurais envie de vous dire, comme un personnage de Tolkien, que « je ne connais pas la moitié d’entre vous à moitié autant que je le voudrais ; et que j’aime moins la moitié d’entre vous à moitié autant que vous le méritez ». Tout est dit. L’élasticité limitée du temps y est certainement pour quelque chose, et les occupations extra-paroissiales – cours donnés dans les séminaires ou traductions théologiques – n’ont pas arrangé la situation. Mais il n’y a pas que cela. Ces insuffisances, ce sont aussi celles de notre « cœur compliqué et malade », pour reprendre l’expression du prophète Jérémie (Jr 17, 9). Et à cet égard les « péchés capitaux » que j’ai traités dans nos dernières conférence de carême avaient une saveur autobiographique certaine : colère, paresse, acédie, et j’en passe…

Il me reste donc à vous remercier pour la patience et l’indulgence dont vous avez fait preuve envers moi, et au-delà pour la charité dont vous m’avez entouré et dont le cadeau qui me sera remis tout à l’heure, après le Te Deum chanté à la fin de cette messe, sera une symbolique illustration. Une charité, néanmoins, qui est allée bien plus loin. Même s’il est un peu solitaire, comme moi, le prêtre se découvre dans une communauté concrète une nouvelle famille. Je l’ai particulièrement ressenti en ces temps moroses où nous avons eu à souffrir de la triste image du sacerdoce qu’ont renvoyée les multiples affaires, grossies par les médias. Votre charité nous a soutenus dans les répercussions qu’elles n’ont pas manquées de susciter en nous, en tout cas en moi. Vous ne le savez peut-être pas, mais les prêtres ne sont pas tous en acier inoxydable… Votre charité nous permet de correspondre à l’identité nouvelle que le Christ confère dans notre page d’évangile à Simon : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église ». Votre charité contribue, avec la grâce propre au sacrement de l’ordre, à nous solidifier pour que nous puissions à notre tour, ministériellement cette fois, « affermir nos frères » affrontés aux périls de ce pèlerinage qui nous achemine vers la Cité céleste.

 Vous m’avez beaucoup donné. Vergelt’s Gott ! dirait Benoît XVI : « Que Dieu vous le rende ! » Il vous le rendra bien évidemment en la personne de mon successeur, l’abbé Grodziski, bien sûr un peu par ma prière, et peut-être encore par quelque chose de plus.

En guise d’envoi, et puisque je vais aller habiter une église réputée pour ses concerts, je prendrais une comparaison musicale : si nos adieux revêtent aujourd’hui une certaine tristesse, propre au mode mineur en musique, comme dans la symphonie 45 de Haydn, nous pourrons – la grâce aidant – les transposer un jour prochain au mode majeur, celui de la joie que procure la foi…

http://saint-eugene.net/ss-pierre-paul-2019-adieux/ Homélie d’adieu – Saints Pierre et Paul