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Panégyrique de Saint Laurent, par le R.P. Jean-Christophe de Nadaï o.p.

Jn 12, 24-26 ; dimanche 10 août 2025 (saint Laurent) ; Paris, St-Eugène.

En ce milieu du IIIe siècle, ce ne fut pas le fanatisme religieux qui inspira au préfet de Rome d’ordonner contre les chrétiens cette nouvelle persécution où devait périr le diacre Laurent. Valérien, tel était le nom du préfet, avait été naguère assez bienveillant envers eux, c’est-à-dire qu’il fermait les yeux sur le culte qu’ils pratiquaient : non bien sûr que ce culte pût se tenir publiquement. La religion chrétienne était alors encore interdite : elle ne sera déclarée licite que quelque 70 ans plus tard, sous le règne de Constantin. Mais, Dèce étant alors empereur, Sixte II étant pape, les saints mystères qui, dans les tout débuts de l’Église, se pratiquaient dans les maisons des particuliers, appelaient désormais les chrétiens, devenus nombreux, à se réunir hors de la ville, dans les cryptes des grands cimetières connus sous le nom de catacombes, où reposaient les saints martyrs.

L’État était lors aux abois. Il fallait prendre l’argent où il était. Or, l’Église de ce temps était devenue une véritable puissance financière.

Cette vérité, que l’Église peut être riche, sans laisser pour cela d’être sainte dans ses mœurs, nous est difficile à entendre aujourd’hui, où l’Église est sans cesse exhortée à devenir « servante et pauvre ». Or, l’Église de ce temps-là était riche à millions ; elle l’était par la volonté de ses fidèles. L’Église, pourtant, répétons-le, était alors interdite. Elle n’avait donc pas ce que nous appelons aujourd’hui de personnalité juridique. On faisait donc à Rome à cette époque comme on fit dans notre pays après les lois que la IIIe République publia contre les congrégations religieuses, quand les chrétiens s’entendaient pour acquérir les biens confisqués des monastères et des couvents, et permettre aux communautés d’en retrouver l’usage en des temps meilleurs.

L’Église, donc, était riche, mais sans rien posséder en propre. Elle ne reposait pour ses œuvres que sur l’attachement de ses enfants à leur mère. C’étaient eux qui détenaient tous ses biens, mais pour en abandonner l’usage à ceux qu’elle désignait pour en être les intendants.

Or, l’intendant suprême des richesses de l’Église n’était pas un prêtre, mais un diacre, selon le partage que les apôtres avaient établi jadis entre le service de la parole, à quoi ils entendaient s’appliquer tout entiers, et le service des tables : celui-ci, d’après les Actes, comprenait d’abord l’entretien des veuves, qui entendaient le demeurer pour servir le Seigneur, et n’avaient ni fortune ni revenu pour vivre. L’Église de Rome avait étendu sa sollicitude aux vierges et aux fidèles infirmes. Quand les païens les tenaient pour rien, comme gens maudits des dieux, l’Église au contraire les entourait d’honneur, comme Laurent l’expliquera au préfet Valérien, dans la belle hymne que le poète Prudence composa sur la passion de ce martyr au siècle suivant. « Ils sont fils de lumière, assure Laurent. Le corps est leur prison. Mais il les garantit ainsi contre l’orgueil où la santé incline l’âme. »

Laurent, comme intendant suprême des biens de l’Église, portait le titre d’archidiacre, fonction qui l’établissait dans une société singulière avec le pape. Rapport intime, que signalent les paroles fameuses que Laurent adresse à Sixte comme les agents de Valérien venaient d’arrêter le pape aux catacombes, comme il y célébrait les saints mystères : « Où allez-vous, mon père, sans votre fils ? Saint Pontife, où allez-vous sans votre diacre ? »

L’archidiacre était ainsi un officier très considérable, et ce haut rang qu’il occupait fut aussi ce qui donna tant d’éclat à son martyre, et lui valut cette riche tradition que nous recueillons aujourd’hui. Il faut remarquer en effet que l’usage voulait que l’archidiacre fût ordonné prêtre à la mort du pape pour exercer en sa place le souverain pontificat.

Cet usage de l’Église de Rome mérite d’être considéré, comme illustrant un trait profond de la sagesse chrétienne. Malgré le partage que nous avons dit, entre le service de la parole propre aux apôtres et à leurs successeurs les évêques, qui en donnent part à leur tour aux simples prêtres ; entre le service de la parole, dis-je, et celui des tables, pour quoi les diacres sont désignés, nous voyons que, si l’archidiacre était élevé au sacerdoce pour devenir l’évêque de Rome, cela signifiait que la conduite suprême des âmes par les œuvres de miséricorde spirituelle avait son principe dans l’honneur où l’on mettait les œuvres de miséricorde corporelle en faveur des pauvres. Notre religion, en effet, n’est pas une chose mentale. Elle est celle du Verbe incarné. L’estime des choses de l’âme se vérifie au soin qu’on prend des nécessités corporelles de nos frères selon la foi et l’humanité.

S’agissant de l’argent et des biens, qui est maître d’en user pour soi-même est porté à jouir de la vie et à tomber ainsi dans la mollesse. Mais qui est maître d’en user pour autrui est exposé à s’enivrer du pouvoir que l’argent lui procure sur tant de personnes. Il incline, partant, à parler de haut à ceux dont la puissance, étant toute spirituelle et pastorale, est invisible et, par là, paraît moins substantielle. Laurent ne donna pas dans ces tentations hélas si ordinaires. Les dernières paroles qu’il adressait à Sixte respirent au contraire la vénération d’un fils pour son père, et la révérence du serviteur à l’égard du vicaire de l’unique Pasteur.

D’où vient, à ce propos, que Laurent ne put d’abord suivre Sixte dans la mort, et figurer à ses côtés comme son diacre dans le martyre comme à l’autel ? C’est que Valérien avait donné des ordres. C’est après Laurent qu’il en avait surtout, comme intendant de tous les trésors de l’Église. Il lui prescrivit un délai pour en dresser le détail et le lui livrer. C’est-à-dire qu’il voulait la liste des propriétaires dont le patrimoine composait, en réalité, celui de l’Église elle-même. Une loi venait d’être publiée, condamnant les riches chrétiens à la confiscation de leur fortune au profit de l’État. Cette loi, contraire à tout droit naturel, était d’ailleurs généralement applaudie des Romains. Léguer une partie de ses biens à un chrétien reconnu pour sa loyauté, c’était aussi frustrer un héritier que d’aucuns tenaient pour plus légitime. Cela donnait lieu à de nombreux litiges. De même, comme on savait l’Église riche, et que son culte était caché, l’idée s’accréditait que tant d’argent servait pour fournir aux vices du clergé.

On sait quelle fut, en cette rencontre, la conduite de Laurent, qui le désigna à la rage de Valérien pour le supplice affreux du gril. « Voici nos trésors ! » dit-il, désignant à Valérien les fidèles infirmes, avec les vierges et les veuves. Il avait en effet employé le délai qu’on a dit pour aller les voir et les convoquer pour ce jour.

Oui, l’Église de Rome était riche, à parler comme le monde. Mais, dans cette richesse, elle était véritablement pauvre, parce qu’elle destinait tout au Pauvre de Nazareth, présent au culte de ses autels ainsi que dans les pauvres que Jésus regarde comme un autre soi-même parce qu’ils l’ont, lui, pour unique richesse.